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« Le couple, pour nous, c’est accepter de se retrouver en situation de dépendance », Harriet de G., militante handi-féministe

Harriet de G

Journaliste Activiste - _

Harriet de G., militante handi-féministe, explique pourquoi le système d’allocation adulte handicapé maintient les femmes handicapées sous la coupe de leur conjoint et les expose aux violences conjugales.

Harriet, votre collectif Les Dévalideuses se décrit comme étant « handi-féministe ». Qu’est-ce que ce terme signifie pour vous ?


Le collectif s’est créé à la base pour répondre à l’invisibilisation des femmes handi dans les milieux féministes où même l’accès sur le plan physique était compliqué. On est un collectif uniquement composé de concerné·e·s et c’était la manière pour nous de reprendre la parole sur des sujets qui sont souvent dépolitisés et sur lesquels on nous laisse peu d’espace pour s’exprimer notamment dû à une certaine forme d’infantilisation.

On a créé un espace qui nous permet de parler de problématiques qui sont au croisement entre le sexisme et le validisme, de mettre en avant la parole de femmes et de minorités de genre avec une approche féministe et intersectionnelle. Ça passe notamment par la traduction de textes issus de la « crip culture » (terme inclusif, représentant tous les handicaps qu’ils soient physiques ou psychologiques, ndlr) c’est-à-dire des textes écrits par des concerné·e·s à propos de sujets qui vont nous toucher plus particulièrement.

Par exemple, on a traduit un texte de la chercheuse Ellen Samuels en lien avec le rapport au temps qui n’est pas du tout le même quand on a un corps qui fonctionne de manière différente que pour une personne dite valide.

Vous utilisez le terme de validisme et sur le site des Dévalideuses il est aussi question de « validisme d’État ». Pouvez-nous nous expliquer ces termes ?


Le validisme c’est le nom d’un système de valeurs dans lequel la personne valide est la norme sociale et l’idéal à atteindre. La conséquence de cette vision c’est que toutes les personnes qui ne peuvent pas se conformer à cette norme sont jugées comme inférieures et peuvent donc être victimes de discriminations.

Ce à quoi on va penser quand on parle de discriminations envers les personnes en situation de handicap, ça va être l’accès au logement ou aux transports publics, mais, en fait, le validisme c’est beaucoup plus large que ça, dans le sens où l’on va aussi parler de l’absence de représentation dans les médias par exemple, ou des conseils non sollicités de nos proches…

Pour parler davantage en termes sociologiques, il y a deux modèles : le modèle médical et le modèle social du handicap. Dans le premier, on ne voit le handicap que comme une tragédie personnelle où c’est à la personne de s’adapter à son environnement. C’est le modèle majoritaire en France. La vision du modèle social du handicap, elle, explique qu’une grande partie des difficultés connues par les personnes en situation de handicap sont dues à l’inadaptation de l’environnement.

En ce qui concerne le validisme d’État, la France a plein de lois qui sont censées défendre les droits des personnes handicapées sauf que, dans les faits, elles sont assez peu respectées et il y a peu de sanctions en cas de non-respect. Par exemple, sous le gouvernement Macron, la loi ÉLAN qui stipulait que tous les nouveaux logements devaient être construits de manière à respecter les normes d’accessibilité, a été complètement détricotée.

Il y a aussi le fait qu’en France, on demeure beaucoup sur le modèle de l’institutionnalisation dans lequel il n’y a pas beaucoup d’autres options pour la personne ayant perdu en autonomie que de recevoir le soutien de ses proches aidant·e·s ou d’aller en institution.

Aussi, le débat politique en France autour du handicap est majoritairement détenu par des associations gestionnaires comme l’APF ou l’UNAPEI. Ce qui signifie que les personnes qui sont supposées défendre nos droits ont un intérêt financier à ce qu’on reste dépendant·e·s et à ne pas forcément promouvoir la vie autonome. Ces organisations assurent la gestion d’établissements, sociaux, médicaux ou des ESAT (établissements médico-sociaux, ndlr) par exemple, et on retrouve souvent en leur sein à la fois des aidant·e·s, des soignant·e·s, des expert·e·s, des parents… Autant de personnes qui diluent la parole des concerné·e·s. L’APF a même déjà été condamnée en justice après avoir exclu des militant·e·s handicapé·e·s qui défendaient des positions plus radicales.

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Est-ce que vous avez des exemples d’autres pays qui seraient un peu plus à contre-courant de ce validisme d’État en comparaison avec la France ?


Je peux citer un exemple de loi. Aux États-Unis, il y a la loi ADA qui est passée suite au combat de militant·e·s handi. Cette loi prévoit que chaque lieu qui reçoit de l’argent de l’État doit être accessible à tout le monde. C’est une loi dont les effets visibles aujourd’hui nous permettent de montrer que l’accessibilité aux États-Unis est beaucoup plus élevée qu’en France.

On peut également parler du cas de la Suède ou du Danemark, deux pays qui justement se basent sur le modèle social du handicap et qui ont donc mobilisés des moyens financiers en conséquence. Mais là encore, il est difficile de faire des comparaisons puisque la définition du handicap, la façon dont sont modelés les statistiques et la réalité de terrain change d’un pays à l’autre.

Par contre, à l’inverse, des systèmes comme l’allocation adulte handicapé sont beaucoup moins bien faits dans des pays comme l’Angleterre. En fait, c’est très variable d’un pays à un autre, on ne peut pas dire qu’un pays fait mieux que les autres, cela va dépendre des sujets.

En quoi le mode de calcul de l’AAH pose-t-il aujourd’hui problème ?


Le sujet de l’AAH est revenu sur la table en mars suite à une pétition publiée sur le site du Sénat qui a largement été relayée. C’est la première pétition qui a recueilli suffisamment de signatures pour que le Sénat soit obligé de faire une proposition de loi. Depuis, et malgré l’unanimité à droite comme à gauche, Sophie Cluzel (la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, ndlr), et donc la majorité gouvernementale, bloquent cette loi.

Or, celle-ci est importante pour nous car l’AAH, qui est quand même un revenu qui est en dessous du seuil de pauvreté, est censée être une réponse à une inaccessibilité au monde du travail. Or, elle est soumise, comme d’autres minimas sociaux, au revenu du/de la conjoint·e. Ce qui fait qu’au-delà d’un certain plafond de revenu du/de la conjoint·e, une personne handicapée risque de perdre l’intégralité de ses revenus.

L’AAH, si elle permet de vivre, ne permet pas toujours de couvrir l’intégralité des dépenses que l’on peut avoir en tant que personne en situation de handicap, notamment celle liée à un environnement difficile à naviguer. L’aide à la personne, le matériel médical, ou les transports ne sont par exemple pas prises en charge par la Sécurité sociale. Mais, dès lors que l’on se met en couple, l’État juge que ce n’est plus à la société, mais aux conjoint·e·s d’assumer cette charge.

Cela créé un déséquilibre en termes de dynamiques de pouvoir, dans les relations familiales ou de couple, qui est assez problématique, même dans les couples où cela se passe bien. C’est un terreau très fertile pour l’apparition de violences, qu’elles soient symboliques, psychologiques ou physiques. Et même en cas de séparation, c’est très difficile ensuite de récupérer son AAH : monter le dossier prend du temps et ensuite, les délais de réponse peuvent s’allonger sur des mois.

En cas de violences au sein du couple en général, il y a très peu de soutien de la part de l’État et ça devient encore plus difficile quand on est une personne handicapée, notamment une femme ou une minorité de genre, de quitter un·e conjoint·e quand il y a une dépendance physique et matérielle qui s’est installée. On sait en plus que les femmes handicapées ont près de deux fois plus de risques d’être victimes de violences conjugales, que c’est une population qui est énormément victime de violences, notamment basées sur le genre.

On sait que les femmes handicapées ont à peu près deux fois plus de risques d’être vicitmes de violences conjugales.

Harriet de G., Les dévalideuses

Pourquoi l’individualisation de l’AAH permettrait de remédier à cette problématique ?

L’AAH telle qu’actuellement pensée, nous force à dépendre de nos proches, ce qui est une conséquence directe du validisme. Or, l’une des clés pour ne plus avoir ce rapport-là aux autres, c’est d’être indépendant·e financièrement. C’est quelque chose qui ne devrait pas être discutable et qui ne devrait pas influencer la manière dont on choisit de se mettre en relation avec les autres. On parle beaucoup de l’isolement des personnes handicapées, de « misère sexuelle » … Mais réfléchir le couple alors qu’on sait que pour nous ça signifie devoir accepter de se retrouver dans une situation de dépendance, cela devient vite insoluble.

Ce mode de pensée tient de quelque chose de l’ordre de l’infantilisation, de penser qu’en tant que personnes handicapées, on doit systématiquement être dépendant·e·s d’autre chose, qu’il s’agisse de nos proches ou d’une institution.

Le débat de l’AAH fait ressurgir ces questionnements-là aussi. Notamment, l’une des choses sur lesquelles on insiste en tant que collectif féministe, ce sont les violences faites aux femmes car on sait que les femmes handicapées sont largement touchées alors même qu’on en parle peu. Avec l’individualisation de l’AAH, on a un début de solution, qui certes ne réglerait pas tout mais qui permettrait déjà de préserver un minimum d’indépendance.

S’extraire d’une situation de violence est déjà compliqué en tant que personne dite valide, alors quand on a des difficultés à se déplacer, se concentrer, quand on a des troubles sensoriels… Les difficultés sont encore plus grandes. C’est pour ça que c’est d’autant plus important que l’argent ne soit pas un problème supplémentaire.

Comment la lutte pour la déconjugalisation de l’AAH s’insère aussi dans la lutte pour la déconjugalisation des autres minimas sociaux ?

Toutes les problématiques liées à la dépendance, à la violence, elles sont valables pour tous les minimas sociaux et on sait que la précarité matérielle touche non seulement davantage les personnes en situation de handicap mais aussi les femmes et encore plus quand on combine les deux, d’où l’importance d’avoir un débat sur toutes les formes de déconjugalisation, parce que les modes de calcul actuels sont non seulement classistes mais aussi sexistes, car on sait bien que dans la répartition des richesses les femmes sont désavantagées par rapport aux hommes.

D’ailleurs, une des raisons pour lesquelles la déconjugalisation a autant de mal à passer auprès de la Ministre c’est notamment parce qu’il y a la crainte de créer un précédent et d’ouvrir le débat sur les autres minimas sociaux. Ce qui est effectivement une possibilité, mais c’est un débat qu’il est intéressant et nécessaire d’avoir.

Quelles sont les autres combats portés par les Dévalideuses ?

Le premier auquel je pense c’est le rapport au corps médical qui est extrêmement différent pour les personnes handicapées. On sait que les systèmes médicaux sont animés d’énormément de réflexes sexistes. On parle maintenant beaucoup des violences gynécologiques, d’endométriose et du fait que c’est une pathologie qui touche énormément de personnes et qui est assez peu reconnue.

De manière générale, la souffrance des femmes et des minorités de genre est moins reconnue ce qui entraîne énormément d’errances médicales, de retards de diagnostic et donc potentiellement plus de risques pour la santé. Ce sont des problématiques dont on parle régulièrement car, valide ou non, ce sont des choses qui nous touchent.

Dans le parcours médical des femmes handicapées, il va y avoir toute une somme de violences sexistes qui trahissent un rapport au corps et au consentement compliqué. Que ce soit chez les femmes ou les minorités de genre, il y a une perte de confiance envers le corps médical et, de l’autre côté, très peu de remises en question.

Pour l’instant, on est dans un système qui est encore très patriarcal et où, aux difficultés de santé habituelles, va s’ajouter un parcours de soin qui peut être vraiment un parcours de la combattante pour trouver des personnes qui nous écoutent, qui nous croient.

Dans le parcours médical des femmes handicapées, il va y avoir toute une somme de violences sexistes qui trahissent un rapport au corps et au consentement compliqué.

HARRIET DE G., Les dévalideuses

Peut-il y avoir des stéréotypes de genre chez le personnel médical qui impactent la prise en charge des femmes en situation de handicap ?

L’exemple qui me vient c’est celui de l’autisme car pendant très longtemps les diagnostics d’autisme avaient été faits sur des hommes et cela avait amené à la croyance selon laquelle il n’y avait pas de filles et de femmes autistes, ce qui a généré des problèmes au niveau de la prise en charge.

Aussi, en termes de contraception ou d’accès à la parentalité, quand on est une femme handi, c’est beaucoup plus compliqué car le corps médical a du mal avec le souhait des personnes en situation de handicap de devenir parent. Ce ne sont même pas des choses dont on nous parle parce qu’on part du principe que les personnes handicapées n’ont pas de vie sexuelle ni de désir de fonder une famille.

Considérez-vous que la visibilité des femmes handicapées et des problématiques que vous portez s’est améliorée ces dernières années, au sein de la lutte féministe mais aussi au-delà ?

Je dirais que la représentation se fait de plus en plus diverse. Il n’y avait pas une complète invisibilisation avant, c’est juste que les représentations qu’on avait du handicap étaient tout de même très tournées vers des choses comme le Téléthon par exemple ou l’APF, qui persistent à véhiculer une image du handicap centrée sur la guérison comme seul objectif à atteindre et sur une forme d’héroïsation des personnes handicapées avec une recherche pour nos maladies qui serait supposée être financée par la charité et la pitié.

Mais j’ai l’impression que petit à petit, il y a une évolution du discours même si pendant les jeux paralympiques de Tokyo on était aussi sur cette héroïsation des personnes handicapées, donc je dirais que ça évolue mais lentement, et que c’est peut-être cantonné à certains milieux.

Dans les milieux féministes, on parle beaucoup d’inclusivité et d’intersectionnalité mais, pragmatiquement, ça reste encore à l’état de vœux pieux. Faire des évènements dans des lieux qui soient accessibles aux fauteuils roulants, faire des évènements qui soient traduits en langue des signes française (LSF), de plus en plus de personnes le disent, mais pas assez pour que ça fasse partie de la norme.

Dans les milieux féministes, on parle beaucoup d’inclusivité et d’intersectionnalité mais, pragmatiquement, ça reste encore à l’état de voeux pieux.

Harriet de G., Les dévalideuses

Si demain, un·e candidat·e se déclare handi-féministe, quelle posture et quels messages devrait il/elle porter ?

Il ou elle laisserait la parole à des concerné·e·s. Même parmi nos allié·e·s naturel·le·s, on est encore à l’étape de convaincre qu’on a une voix au chapitre et que nos paroles sont importantes. La seule manière de remédier à ça, c’est d’inclure des personnes concernées, que ça soit des femmes, des minorités de genre, des personnes handicapées, car c’est encore les personnes les plus pertinentes pour parler de leurs problématiques.

Le meilleur moyen de s’assurer qu’une présidence prenne en compte les problématiques des concerné·e·s, c’est qu’elle soit bien entourée. Ce qui passe évidemment par le fait de donner la parole à des personnes concernées dans des organes de décision, de leur faire confiance et de sortir du système ultra-présidentiel dans lequel on est.

De manière générale, les politiques de tout bord prennent encore beaucoup leurs conseils en termes de handicap de la part d’associations qui ont un intérêt financier à ne pas soutenir notre autonomie. Les associations devraient avoir une place plus importante dans les organes de décision parce qu’on ne peut pas être expert·e en tout, et ce n’est pas grave en fait. Quand on tire son savoir des personnes qui ne sont pas concernées, on prend le risque de prendre des mesures complètement inappropriées.

Ce n’est pas comme si l’expertise n’était pas là et qu’il n’y avait pas des personnes qui avaient l’envie et les compétences pour formuler des recommandations.

Cette interview a été réalisée et publiée en collaboration avec NÉON MAG.