Expertes Genre

Trois questions à Laura Peytavin, ingénieure engagée pour une meilleure représentation des femmes dans les métiers du numérique

Laura Peytavin

Métier Consultante cybersécurité - Proofpoint

Laura Peytavin est ingénieure, passionnée de technologies numériques depuis son adolescence. Diplômée de Télécom Paris en 1990, au tout début de la construction d’Internet, et aujourd’hui consultante avant-vente en cybersécurité chez un grand éditeur américain, elle est également très investie sur le plan associatif et milite pour les droits des femmes et des minorités de genre. Laura Peytavin a été membre de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme de 2012 à 2015. Elle est également présidente de l’association des diplômé·e·s de Télécom Paris. Sa condition de femme transgenre ainsi que son appétence pour les grands défis des droits humains et de l’égalité femmes-hommes nourrissent un regard, à la fois exercé et décalé, sur les parcours des femmes dans les écoles et les métiers du numérique.   

A quelques semaines du Forum Génération Égalité à Paris, l’équipe d’Expertes Genre a échangé avec elle à propos de son engagement et de la place des enjeux liés au numérique dans la réalisation de l’égalité de genre, en France comme à l’étranger.

Expertes Genre : En tant que présidente de l’association des diplômées de Télécom Paris, vous êtes engagée en faveur d’une meilleure représentation des femmes dans les métiers liés aux nouvelles technologies. Qu’avez-vous constaté dans ces fonctions ? Et quel message portez-vous auprès des étudiant·e·s, des professeur·e·s et des futur·e·s employeurs de ces jeunes ?

Je représente une communauté d’ingénieur·e·s qui, depuis plus de dix ans, ne voit jamais plus de 22-23% de femmes sortir de l’école. Télécom Paris s’est ainsi fixé l’objectif d’atteindre a 30% de femmes diplômées d’ici à 2025.  Cependant, je constate que les jeunes femmes parviennent petit à petit à se rendre plus visibles et à contrebalancer leur faible proportion dans les effectifs. Il y a beaucoup de présidentes à la tête des associations étudiantes en général, par exemple au Bureau des élèves et à la Junior Entreprise. Nous les voyons mobilisées sur les initiatives et dans les associations portant sur les défis environnementaux ou dans les actions de soutien aux élèves défavorisé·e·s.

Notre association a la volonté de rapprocher les élèves et les diplômé·e·s par le mentorat. Nous nous donnons ainsi des moyens d’écouter et de répondre aux attentes et aux inquiétudes de nos jeunes générations sur le monde du travail. Là encore, beaucoup d’étudiantes répondent à l’appel.  Pour les personnes qui souhaiteraient en savoir plus, nous avons récemment publié dans la revue de l’association un dossier complet consacré à aux enjeux liés à l’égalité femmes-hommes.

De son côté, l’école met en place pendant la scolarité des actions de surveillance des comportements sexistes et du harcèlement sexuel parmi les étudiant·e·s. C’est une vigilance qui demeure essentielle car sans protection ni promotion forte de la culture du respect durant ces années précieuses, les femmes devront toujours partir dans leur vie professionnelle avec, si ce n’est de fortes blessures, des inhibitions les empêchant de se battre et d’être sûres d’elles-mêmes. L’école mobilise aussi parmi son personnel et au sein du réseau des alumnis pour mettre en avant des parcours de femmes ingénieures, expertes ou entrepreneures, des enseignantes-chercheuses et nourrir ainsi les représentations à l’aide de rôles modèles divers, pour les diffuser vers le plus grand nombre.   

A mon humble niveau, je relaie dès que je le peux tous ces messages, je m’efforce à des gestes et des pratiques au quotidien tels que redonner la parole aux femmes, limiter le manterrupting[1] dans les discussions et réunions.  Je pousse à organiser des webinaires pour intéresser et motiver les femmes ingénieures du réseau à participer au Conseil d’Administration des entreprises.  

L’émancipation et l’empowerment des femmes auront grandement bénéficié de la société numérique.

Laura Peytavin, présidente de l’association des diplômé·e·s de Télécom Paris
  • Comment les nouvelles technologies et l’innovation peuvent-elles selon vous permettre d’agir en faveur de l’égalité de genre ?

Les nouvelles technologies ont, par les nouveaux usages qu’elles ont créés, agi incidemment en faveur de l’égalité de genre. Tout d’abord, la création d’Internet a généré les conditions d’un partage du savoir à une échelle démultipliée et sans aucune barrière : la bibliothèque mondiale universelle. Cela a permis à des minorités ou à des visions minoritaires et étouffées par la culture dominante de s’exprimer et de trouver de plus larges publics, dont celui des femmes, dans le monde entier.

Puis l’internet 2.0, avec les réseaux sociaux, s’est développé. Ces plateformes de partage communautaire ont fini par prendre une place prépondérante. Elles apportent de nouvelles vertus pour nos sociétés, mais aussi les pires cauchemars (bulles cognitives, pensée magique, complotisme, haine, etc.). Parmi les vertus, les mouvements comme l’emblématique #MeToo et tous ceux qui ont suivi montrent qu’il est possible de commencer à faire changer les choses en profondeur. L’émancipation et l’empowerment des femmes auront grandement bénéficié de la société numérique.   

De manière contre-intuitive, la diversité de genre dans les métiers des technologies du numérique a quant à elle régressé depuis les années 1980-1990. Comme le dit Isabelle Collet dans notre numéro 198 de la Revue Telecom, reprenant Janet Abbate : « les femmes n’ont pas quitté l’informatique, elles ont été poussées dehors par des hommes fraîchement diplômés devenus brusquement leurs chefs. »

Or, on commence à apercevoir des conséquences de cette régression au-delà de celles pour le métier lui-même : beaucoup de traitements de données sont empreints de biais discriminatoires, dont celui sur le genre. Le risque d’une perte de confiance dans les technologies numériques est ainsi devenu réel. Or, il apparaît comme très risqué et relevant d’un non-sens de résoudre tout cela au sein d’un univers qui oublie les femmes.

L’ensemble de la profession connaît de surcroît une pénurie immense de profils techniques et experts à l’échelle de la planète, et particulièrement en France. C’est pourquoi on commence à voir les directions des entreprises et leurs ressources humaines agir au niveau du recrutement pour attirer les profils féminins et accompagner des rôles modèles au sein de leur effectif. 

En France, l’État lui-même, au nom de son action régalienne sur la sécurité du numérique du pays, annonce un plan stratégique d’un milliard d’euros pour peser sur le secteur de la cybersécurité, avec la volonté affichée notamment de faire recruter 40 000 nouveaux talents d’ici 2025. Espérons que ce plan sera accompagné d’effets incitatifs pour embaucher au moins 20 000 femmes sur les 40 000.      

  • A l’issue du Forum Génération Égalité au Mexique fin mars a été publiée une version préliminaire des plans d’action de chacune des thématiques centrales du Forum, dont celles portant sur « les technologies et l’innovation en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes ». L’une des actions envisagées dans ce cadre est de doubler d’ici 2026 la proportion de femmes qui travaillent dans la technologie et l’innovation, en mettant en place de nouveaux réseaux et points de référence pour transformer l’innovation dans les écosystèmes. Que pensez-vous de cet objectif ? Que faudrait-il mettre en œuvre pour l’atteindre selon vous ?

Je soutiens bien évidemment ces objectifs chiffrés volontaristes et j’approuve la nécessité de mettre en place de nouveaux réseaux, certains purement féminins et d’autres mixtes composés de femmes et de leurs alliés.

Si je devais décliner des actions à mettre en œuvre, j’en citerais d’abord trois, concrètes, entamées largement mais inégalement dans le monde, à savoir :

  • Faire en sorte que les femmes puissent accéder à des postes (ou réserver certains de ces postes) de responsabilité élevée dans les organisations du secteur des technologies numériques ou informationnelles. Grâce à ces femmes dirigeantes, les autres actions peuvent se mettre en place, car elles tiennent alors les cordons de la bourse et l’autorité décisionnaire nécessaire pour faire face au conservatisme.
  • Démultiplier les actions d’exposition au grand jour de rôles modèles divers de femmes cadres, entrepreneures et expertes. 
  • Faire en sorte que les femmes ne se retrouvent pas isolées au sein d’équipes exclusivement masculines. Il y a encore trop de femmes qui se découragent et sortent à 35-40 ans du cœur des organisations en charge de l’innovation et du développement, car elles n’ont fait partie jusque-là que d’équipes d’hommes, seules, sans au moins une autre consœur à leur côté. Or, favoriser la constitution d’équipes où plusieurs femmes sont présentes permet d’une part l’entraide, mais aussi et surtout, la fin dans la représentation des hommes de cet aphorisme pseudo bienveillant : « elle est l’exception qui confirme la règle ».  

Aussi, la place des femmes dans le secteur du numérique ne peut être légitimée uniquement sur un plan comptable. Il est important de souligner également que les femmes intégrant les métiers du numérique enrichissent de manière bénéfique le secteur de valeurs et de représentations nouvelles, telles que celles autour de l’éthique du soin, de l’attention et du courage. Elles contribuent ainsi au maintien de l’intégrité et de la survie du secteur, de même qu’à la redéfinition de sa finalité au service d’une société et d’une économie respectueuses de l’humain et de son environnement.


[1] Le manterrupting est un mot anglais issu de la fusion entre les termes « man » (« homme » en français) et « interrupting » (« interrompre »). Il désigne le comportement adopté par des hommes lorsqu’ils coupent la parole à des femmes lors de discussions ou de débats, en raison de leur genre.